Et si la tendance lourde à l’abstention, dont le dernier scrutin régional a encore fourni une illustration, loin de traduire une « fatigue démocratique », marquait plutôt la désaffection à l’égard du système du vote à la majorité et de la délégation de pouvoir ?
Telle est l’une des réflexions qu’inspire la lecture de ce manifeste dû à l’une des figures de la pensée libertaire nord-américaine, l’ethnologue David Graeber. Celui-ci, aujourd’hui professeur à l’Université de Londres après avoir été « remercié » de Yale (Etats-Unis) en 2005, n’a jamais fait mystère de son engagement anarchiste.
Mais l’originalité de sa démarche tient à ce qu’il s’efforce d’étayer ses positions sur les acquis de sa discipline, l’ethnographie. Ce chercheur de haut vol, âgé de 49 ans, a ainsi passé deux années à Madagascar. Surmontant les réserves de ses collègues, qui, par crainte d’être taxés de « romantisme », renâclent à ériger les sociétés dites « primitives » en modèles de communautés sans Etat valables pour le présent, David Graeber est convaincu qu’elles représentent bel et bien une alternative concrète au monde tel qu’il est.
Pour autant, il ne cède pas au « primitivisme » qui prône le retour de l’homme à la préhistoire. La démocratie directe et informelle dans laquelle la formation d’un consensus ne lèse personne fait partie de l’actualité la plus brûlante ; que ce soit dans les assemblées de quartiers de Buenos Aires, les municipalités autonomes du Chiapas (Mexique), le Direct Action Network (le réseau qui a réuni les protestataires de Seattle, en 1999) ou… dans un simple orchestre klezmer.
Tous ces phénomènes établiraient qu’il n’est nul besoin d’une explosion de violence meurtrière pour changer les choses et les pratiques. Le ton jubilatoire et souvent drôle de ce petit essai vient ainsi inverser le mythe léniniste. Celui du révolutionnaire pessimiste qui s’obstine à casser le plus d’oeufs possible pour faire son omelette.
Reprenant une intuition de l’anthropologue français Pierre Clastres (1934-1977) selon laquelle les sociétés premières étaient déjà des groupes politiques égalitaires qui auraient écarté délibérément la domination de quelques-uns au profit de l’auto-organisation, l’auteur estime que le temps est venu pour l’anarchie de jouer le rôle intellectuel jadis dévolu au marxisme. Ce serait comme une revanche des « sauvages » et de Bakounine, en somme.
source le monde.